10 Novembre 1891.
A l'hôpital de la Conception, un homme vient de mourir, abandonné de tous. Rares sont ceux qui le
pleureront. Et pourtant, cet homme a, depuis l'âge de 16 ans, un siège réservé au Panthéon des héros
et des dieux. Son nom est gravé pour l'éternité dans ce tourbillon de génie que l'on nomme l'art: il
s'appelle Arthur Rimbaud, le dernier des prophètes.

Arthur Rimbaud naît le 20 octobre 1854 à Charleville. Son père est parti, il sera élevé par sa mère.
La révélation de son talent se fera au collège de Charleroi, grâce à son professeur de rhétorique, un
dénommé Izambard, qui se prend d'amitié pour cet élève d'élite. C'est lui qui lui fera découvrir la
poésie à travers Villon, Rabelais, et les plus grands poètes romantiques et parnassiens.
Rimbaud publie ses premiers vers: Les étrennes des orphelins à 16 ans. Puis vient le cataclysme de la
puberté. C'est une véritable explosion atomique, une remise en question de l'Etre, de la vie et de la
société, qui se manifeste chez Rimbaud par une agressivité débordante, un trop-plein de génie qui
l'étouffe.
Il se rebelle contre tout, à commencer par sa mère et fait une première fugue qui l'amène à Paris, où
le contrôleur du train le fait jeter en prison pour avoir voyagé sans billet. C'est son Pygmalion
Izambard qui l'en tire. Il récidive, s'enfuit en direction de la Belgique mais finit par échouer chez
les tantes d'Izambard. Il en profite pour recopier ses poèmes en vue d'une publication future, et
laisse le manuscrit à un ami. Mais Mme Rimbaud le fait ramener par la police à Charleville.
Pendant deux mois il se prépare pour une troisième fugue, en direction de Paris, Terre Promise. A 16 ans
et demi, il écrit son Art poétique ainsi qu'une lettre à Izambard, par laquelle il veut "couper les
ponts".
Il y ajoute un poème, Le cœur volé. Puis une lettre à Demeny, ami d'Izambard, dans laquelle il inclut
trois poèmes, dont Mes petites amoureuses, une analyse satirique et méchante de ses "flirts" d'adolescent:
Fade amas d'étoiles ratées
Comblez les coins!
Vous crèverez en Dieu, batées
D'ignobles soins!
Dans L'art poétique, il présente le Poète véritable comme un prophète, un être qui choisit de Voir afin
d'accéder à l'inconnu, la vérité": Il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand
maudit et le suprême Savant! Car il accède à l'inconnu!" Il esquisse ainsi sa propre image. Le feu
mystique qui entoure sa conscience a dégagé la brume qui obscurcit la vue de l'Homme. Il est celui qui
Voit, celui qui Sait, le nouveau Prophète. Il se donne le droit de juger les plus grands, refuse d'accorder
le titre de poète à Lamartine, Hugo, Musset, Voltaire et bien d'autres pour ne plus distinguer que deux
Voyants: Albert Mérat et Paul Verlaine.
Puis, tout s'enchaîne: Verlaine, le Voyant parnassien, veut voir ce précoce génie qui lui a envoyé des
poèmes. De là une nouvelle explosion: la rencontre entre la terre Verlaine, enraciné aux règles de l'Art;
et l'astéroïde Rimbaud, porteur d'une flamme de Vérité improbable et inconnue.
Le jeune voyou débarque armé d'un de ses poèmes les plus célèbres, Le bateau ivre. Verlaine est stupéfait,
ne sait comment décrire ce virtuose qui recrée le monde avec un génie défiant toute raison:
Baisers montant aux yeux des mers avec lenteurs.
La circulation des sèves inouïes
Et l'éveil jaune et vert des phosphores chanteurs.
Rimbaud, lui, relègue Verlaine au rang de simple passerelle sur le chemin qui s'ouvre devant lui. Il commence
à se faire connaître du beau monde parisien et déclenche une polémique avec le sonnet des Voyelles:
A noir. E blanc. I rouge. U vert. O bleu :voyelles.
Je dirais quelque jour vos naissances latentes :
C'est après une dispute ponctuée par Verlaine de deux coups de revolver qu'il achève Une saison en
enfer, récit mystique post-mortem, essence d'une étrange fièvre satanico-divine dont le sens est caché
aux non-voyants.
C'est son propre portrait qu'il brosse, celui du damné, époux infernal, de la Vie, de la Mort, du Bien
et du Mal. De tout ce qu'il voit, de tout ce qu'il sent , il fait un bûcher grandiose qui projette tout
autour de lui des pointes incandescentes.
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"Ah! Remonter à la vie! Jeter les yeux sur nos difformités. Et ce poison, baiser mille fois maudit! Ma
faiblesse, la cruauté du monde! Mon Dieu, pitié, cachez-moi, je me tiens trop mal! Je suis caché et je ne
le suis pas. C'est le feu qui se relève avec son damné."
Il balbutie, se met en colère contre lui-même comme un petit enfant qui ne sait pas parler:"Nous allons à
l'Esprit. C'est certain, c'est oracle, ce que je dis. Je comprends, et ne sachant m'expliquer sans paroles
païennes, je voudrais me taire."
Dans ses Illuminations, Rimbaud ouvre les portes du subconscient, découvrant un monde de fantasmagories
mêlant tous les genres, tous les styles et tous les âges en un "opéra fabuleux":
Il se fait architecte du futur, inventant les plans des villes de l'avenir:
"Des ciels gris de cristal. Un bizarre dessin de ponts, ceux-ci droits, ceux-là bombés, d'autres descendant
ou obliquant en angles sur les premiers, et ces figures se renouvelant dans les autres circuits éclairés
du canal, mais tous tellement longs et légers que les rives, chargées de dômes s'abaissent et s'amoindrissent."
Il sent en lui l'héritage des prophètes antiques. Comme eux, il annonce des évènements que personne ne
pouvait prévoir; comme eux, il parle par énigmes. Il annonce un nouveau monde "où les anges tournent
leurs robes de laines dans les herbages d'acier et d'émeraudes", il sent venir "le temps des Assassins".
"O mon Bien! O mon Beau! Fanfare atroce où je ne trébuche point! Chevalet féerique! Hourra pour l'œuvre inouïe et
pour le corps merveilleux, pour la première fois! Cela commença sous les rires des enfants, cela finira
par eux. Ce poison va rester dans toutes nos veines même quand, la fanfare tournant, nous serons rendus à
l'ancienne inharmonie. O maintenant nous si dignes de ces tortures!"(ce texte aurait été inspiré par
une expérimentation du haschisch .)
Il manie les mots en puzzles dont la solution est connue de lui seul:
Départ
Assez vu. La vision s'est rencontrée à tous les airs.
Assez eu. Rumeurs des villes, le soir, et au soleil, et toujours.
Assez connu. Les arrêts de la vie. Ô Rumeurs et Visions!
Départ dans l'affection et le bruit neufs!
Mais, comme à la fin d'Une saison en Enfer, vient l'affreux châtiment qu'il s'était prédit : il devient
aveugle pour avoir trop vu, muet pour en avoir trop dit: il n'a plus rien à écrire, plus rien à transmettre,
comme si ce Satan qu'il a vu de trop près lui avait lavé le cerveau. Commence pour lui une nouvelle
existence, celle de l'homme aux semelles de vent. Il renie son œuvre, et part. Il devient soldat,
vagabond, chef de chantier à Chypre, , entrepreneur de caravanes en Abyssinie, trafiquant d'armes à
Aden. De temps en temps, il envoie de ses nouvelles, sans chercher à savoir ce que sont devenus ses
écrits. Il ne saura jamais qu'à Paris, partout en France, il est célèbre, qu'on le cherche, qu'il
est devenu un mythe. Il se croit inconnu et cela lui est égal. Il a laissé son âme dans un pacte avec
la Connaissance. De lui, on retrouve des photos prises au Harrar: les joues creuses, sans aucune
présence ni regard. Ce que Jules Sandeau avait dit de George Sand s'applique maintenant à lui:"C'est
un cimetière." Il mourra d'un sarcome à Marseille. En chrétien.
Trois ans auparavant, Verlaine, croyant qu'il était mort, avait publié son oraison funèbre:
On vous dit mort. Que le Diable
Emporte avec qui la colporte
La nouvelle irrémédiable
Qui vient ainsi battre ma porte!
Mort tout ce triomphe inouï
Retentissant sans frein ni fin
Sur l'air jamais évanoui
Que bat mon cœur qui fut divin!
Quoi, le miraculeux poème
Et la toute philosophie
Et ma patrie et ma bohème
Morts? Allons donc! Tu vis, ma vie!
Verlaine, comme tous ceux qui avaient connu Rimbaud par sa personne ou par ses écrits, refuse de croire à sa mort. Il aurait du disparaître dans les abîmes de l'enfer ou monter, emporté par une nuée vers les cieux.
Chacun de nous peut retrouver Rimbaud dans ses écrits. Mais rares sont ceux qui peuvent les comprendre.
Quand viendra-t-il, le Voyant qui saura les lire ?

Verlaine et Rimbaud
Noémie Luciani
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